Que diraient les animaux si...

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maymay
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Que diraient les animaux si...

Message par maymay »

Avant de s'attarder sur ce qui semble apparaître par soi dans le comportement animal, peut-être importe-t-il de s'attarder sur la manière dont on les regarde d'abord. Un extrait d'un article de Vinciane Despret, où il est question de moutons, notamment, mais dont la portée va très loin :

"Et pour renouer avec le thème qui guide notre rencontre, je dirais que les moutons, avec la recherche qui leur a été consacrée ces dernières années, ont gagné, bénéficié, d’autres histoires. Mais comment rend-on un animal intéressant de manière fiable ? Comment construit-on de nouvelles histoires qui témoignent de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont d’une manière qui suivent à la fois les exigences de la pratique scientifique, et qui se soumettent à ce qui peut intéresser les moutons ?

Je vais m’attacher à quelques détails de cette histoire.

Elle commence à la fin des années quatre-vingts lorsque Thelma Rowell, une primatologue confirmée enseignant à l’université de Berkeley, en Californie, une primatologue qui a commencé à travailler avec les babouins au début des années soixante et qui n’a cessé d’observer les singes depuis lors, s’est posée une très simple question : les singes sont-ils vraiment plus intelligents socialement que les autres animaux ? On sait qu’ils se font des amis, qu’ils créent des alliances, qu’ils peuvent manipuler les autres, qu’ils peuvent mentir (ce qui est un signe de très grande intelligence sociale), que certains peuvent attribuer aux autres des intentions et des croyances (on dit qu’ils sont mentalistes), qu’ils sont socialement très organisés, qu’ils se réconcilient en cas de conflits, qu’ils utilisent des outils, qu’ils ont des pratiques culturelles, certains sont même de compétents pharmacologues capables de connaître quantité de plantes guérissant des maladies allant du paludisme aux infections intestinales, certains enfin, parmi les chimpanzés, ont inventé des armes (je signale que cette glorieuse invention est le fait des femelles), et bien d’autres talents encore. Or, dit la primatologue, si on consulte la littérature au sujet des moutons (qui sont le contre exemple par excellence dans ce domaine) que nous dit-on ? Qu’ils ne se reconnaissent pas individuellement, qu’ils n’établissent pas de liens de longues durées et ne semblent pas marquer de préférences pour certains congénères (les moutons n’ont pas d’amis), qu’ils sont assez rigidement hiérarchisés, et que leurs interactions se limitent à brouter ensemble ; ou, très occasionnellement, c’est-à-dire pendant la brève période de rut, à se battre pour les femelles. Les moutons se suivent assez stupidement, et quand le loup les attaque ils se jettent tout aussi stupidement dans des ravins.

Mais dit Thelma Rowell, ne s’agit-il pas là du symptôme de ce qu’on pourrait appeler un scandale hiérarchique ? Les singes ont des histoires, des histoires compliquées, ils ne cessent de tisser, d’entretenir et de réparer des liens, ils ont même une histoire à présent puisque les archéologues leur ont constitué un passé d’inventeurs d’outils et de pratiques culturelles. Les moutons n’ont pas d’histoire, si ce ne sont les anecdotes peu glorieuses que l’on raconte à leur sujet. Mais si on réfléchit plus avant, dit Thelma Rowell, et que l’on compare les questions qu’on leur a posées, que voit-on ? Qu’on a posé aux singes des questions intelligentes, en se fondant sur le fait que, comme ils sont nos plus proches cousins, il était évident que nous pouvions les leur poser. Et comme ces singes répondaient avec succès à ces questions, on leur a posé des questions plus compliquées encore. C’est ce qu’on appelle un cercle vertueux. Et qu’a-t-on demandé aux moutons ? Pour le dire simplement : comment ils convertissent de l’herbe en gigots. Bien sûr, quelques scientifiques leur ont posé d’autres questions, sur l’attachement, sur les possibilités qu’ils se reconnaissent, mais rien d’encourageant n’était issu de ces recherches, on avait donc continué à leur donner de l’herbe et à leur demander comment ils mangent, ce qu’ils préfèrent manger, etc.

Thelma Rowell a donc décidé que si nous voulions comparer les singes aux moutons, la première chose à faire, c’était de poser aux moutons les mêmes questions qu’aux chimpanzés, mais surtout, et vous verrez que cela importe, en réunissant les conditions qui permettraient aux moutons de vraiment être en mesure de répondre à ces questions. Et c’est ce qu’elle fait depuis lors. Sa retraite est entretemps intervenue, elle ne doit donc plus enseigner, mais comme cela arrive à de nombreux chercheurs, la retraite n’a pas réellement modifié sa vie, elle continue ses recherches, et s’est installée dans une région du Nord de l’Angleterre, avec un troupeau de moutons.

Je suis allée lui rendre visite, et observer avec elles les moutons. Un détail dans ses observations m’a marquée. Tous les matins la chercheuse apporte, dans la prairie où vivent les 22 moutons, les bols du petit déjeuner, uns sorte de complément alimentaire qui n’est pas vraiment nécessaire mais qui est bien utile. Comme elle a choisi une race de moutons assez sauvages, cela la lui permet de les approcher pour les observer de près, cela tend aussi à rendre les interactions un peu plus nombreuses et un peu plus visibles. Mais ce qui est intrigant, c’est que Thelma Rowell apporte 23 bols à ses 22 moutons. Il y en a toujours un de trop.

Pourquoi ce bol surnuméraire ? Laissons de côté une hypothèse fantasque mais pas si fantasque que cela : Thelma Rowell se réserverait un bol pour elle-même — elle adopterait alors la pratique anthropologique de partager le repas avec ceux qu’elle observe. Fantasque, oui, car les pratiques des sciences naturelles ont pour usage de conserver une certaine distance avec les êtres observés, pour des raisons les plus diverses, qu’elles tiennent à l’exigence d’objectivité ou à des raisons pratiques, qui renvoient au fait de ne pas trop se mêler de leurs affaires et ne pas être trop mêlés aux leurs. Donc, 23 bols pour 22 moutons. Pour qui est le bol surnémuraire ? Pour les 22 moutons bien sûr.

(...)

Et elle va partir de ce simple pari : si les animaux avaient le choix, seraient-ils compétitifs ? Si la nourriture est suffisante, est-ce qu’ils vont quand même se bagarrer autour d’elle ? Et ce pari se fonde sur une autre expérience, issue de sa longue carrière d’observatrice : lorsque les animaux se préoccupent des liens, lorsque le contexte permet aux animaux de prendre soin des liens qui les unissent, ils sont bien plus intéressants. Ils font des choses plus compliquées. Ce qu’elle propose avec son 23ème bol, en donnant trop à manger à ses moutons, c’est une autre histoire, qu’elle va expérimenter avec eux : une histoire où la compétition peut être un choix, mais n’est pas une contrainte. Et cette histoire ouvre les marges de manœuvre des moutons : ils peuvent en effet, bousculer un autre qui mange dans un bol, pour lui signifier quelque chose, et ils peuvent ne pas le faire. Et certains le feront, et d’autres pas. D’autres histoires commencent alors à émerger.

Bien connaître et prendre soin s’avèrent alors, dans ce cadre, synonymes. Tout ceci est finalement très cohérent avec le projet de la chercheuse : il s’agissait de donner une chance aux moutons. Et cette chance demande de l’attention et du tact. Il s’agit donc bien d’une écologie de l’attention et du tact, la création d’un bon milieu qui permette aux moutons de montrer de quoi ils sont capables. Et ils se montreront bien capables.

Ainsi, elle peut revisiter les théories qui jusqu’à présent ne leur avaient pas laissé beaucoup de chances. On a dit que les moutons n’avaient pas d’amis ? Certes. Mais les recherches avaient toutes comme trait commun de travailler avec des troupeaux composés juste pour la recherche, dans lesquels les animaux ne se connaissaient pas ; Thelma Rowell va leur laisser un temps long pour s’organiser. On pensait que leurs interactions se limitent à des conflits en période de rut. Certes encore, mais la raison apparaît quand on voit comment ont procédé les chercheurs : comme les moutons ont l’air de ne rien faire en période normale, les scientifiques les ont étudié au moment où il se passait des choses. Et ont donc conclu que les moutons ne font pas grand-chose à part se bagarrer. Elle va donc alors prêter attention à ces pas grand chose. Elle va prendre le temps, car le temps des moutons n’est pas du tout le même que le nôtre. Et la manière dont ils créent des liens, dont ils les entretiennent ne ressemble pas forcément à la manière dont nous-mêmes nous le faisons. Il faut donc de l’imagination. Créer des liens entre des événements qui sont apparemment sans liens mais qui, si on sait apprendre à les lire et à les connecter, montrent que les moutons sont sans cesse en train de fabriquer des liens.

Un de mes amis sociologue des humains qui s’occupent des animaux, Raphaël Larrère, propose de reprendre au philosophe Lyotard une très jolie expression : il nous faut considérer, dit-il, les animaux comme des 'partenaires bizarres'. Imaginons que vous jouez au tennis avec un inconnu, et que ce dernier se mette, par exemple, à essayer de mettre la balle systématiquement en dessous du filet. Vous aurez deux options ; soit vous quittez le court en vous demandant qui vous a envoyé un idiot pareil, soit au contraire, vous continuez à jouer, avec curiosité, en essayant de comprendre à quel jeu il joue, et pourquoi il joue de cette manière, et comment le jeu peut devenir intéressant, surprenant, quand on joue comme cela. On peut faire de même avec les animaux. Soit on considère, quand ils font des choses étranges, que ce sont des êtres un peu limités, et dire qu’en effet, ils ne sont pas humains ; ou au contraire, comment à s’intéresser à cette bizarrerie, et chercher quelle forme d’intelligence elle traduit. On peut créer des liens en dessous des filets. Je me souviens que j’étais avec Thelma et les moutons, et qu’un mouton s’est levé, à un moment, et pointé le museau, comme s’il humait l’air. Novice en moutons, j’ai bien sûr pensé que ce mouton captait des odeurs qui devaient passer. C’est là que Thelma Rowell m’a fait comprendre à quel point les liens que nous tissons entre les événements, et les histoires qui guident nos observations importent. Car me dit-elle, il fallait observer ce qui s’est passé plusieurs minutes après. Tous les moutons se sont levé et sont partis dans la direction indiquée. Quand on n’a pas de doigt pour indiquer une direction qu’on souhaiterait prendre ensemble, on se sert de son museau. C’est une proposition de déplacement. Et ces fameuses bagarres dans lesquelles les moutons viennent violemment se heurter frontalement les cornes ? Oh, dit-elle, il y a une bonne part de comédie là dedans. Regardez donc ce qui se passe quand ils le font. Cela fait un bruit terrible et toutes les femelles accourent, très curieuses ! Comment peut-on faire pour appeler et attirer l’attention quand on n’a pas de main pour battre le rappel ? Et regardez surtout ce qu’ils font après le choc : les se frottent le front et les joues. Cela, dit Thelma Rowell, j’ai appris à le reconnaître comme un geste de réconciliation. Car ne le font que les moutons qui sont amis. C’est ainsi que nous pouvons d’ailleurs apprendre qui est ami de qui. Car les liens importent pour les moutons et ils font la différence entre les amis et ceux qui le sont moins. Et certains moutons le font même avant de se bagarrer, dans un geste de pré-réconciliation, comme s’ils disaient, 'oui, on va devoir se battre, mais on est amis quand même'."

(Vinciane Despret, Conférence prononcée dans le cadre des Grandes conférences liégeoises le 17 janvier 2013.)
maymay
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Message par maymay »

christiane R
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Message par christiane R »

J'aime beaucoup Vinciane Despret, sa façon d'écrire et ses réflexions.
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Message par Forest Charlot and co »

Jocelyne porcher, une amie de V.Desprt, a fait une très belle étude sur le langage des moutons elle aussi. :wink:
georges
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Message par georges »

Ce que les animaux diraient si on leur posait les bonnes questions de Vinciane Depret. C'est aussi un livre
JeuneChien VieuxLoup
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Message par JeuneChien VieuxLoup »

Super !
Nouki
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Message par Nouki »

christiane R a écrit :J'aime beaucoup Vinciane Despret, sa façon d'écrire et ses réflexions.
Moi aussi. J'adore son style.
J'ai deux de ses livres, j'ai adoré : "que diraient..." et "penser comme un rat". Le 2e est un peu plus difficile à lire mais quel bonheur !
JoLeo
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Message par JoLeo »

Je l'ai eu comme prof à l'unif quand j'étais jeune. Elle était encore assistante à l'époque (de François Pire si je me souviens bien) et préparait son doctorat, mais en tous cas je me souviens très bien que je l'aimais bien et que c'était un vrai plaisir de suivre ses cours (psycho, rien à voir avec l'éthologie). C'était déjà quelqu'un de remarquable.
Tout ça ne nous rajeunit pas...
mimke
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Message par mimke »

Merci Maymay pour cette bonne piste de réflexion... et de lecture!
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